I Paesi Arabi nel processo d'appropriazione delle zone agricole mondiali

di Sebastien Abis e Paula Cusi

(Per gentile concessione degli Autori pubblichiamo questo interessante saggio, apparso sul n. 3 di « New MEDIT » del Ciheam, sul processo d’appropriazione dei territori agricoli mondiali da parte delle grandi multinazionali alimentari e d’altro genere, con particolare riferimento alle problematiche inerenti ai Paesi arabi)

Convoitises sur les terres agricoles mondiales. Les pays arabes au cœur du débat.

Sébastien ABIS
Administrateur, CIHEAM, Secrétariat Général
Paula CUSI
Chargée de mission, CIHEAM, Secrétariat Général

Résumé
Le phénomène d’appropriation de zones agricoles (land-grabbing, en anglais) dans les pays en développement (PED) existe depuis des décennies, mais aujourd’hui le phénomène s'accélère en termes de superficies et d’extensions géographiques et montre des nouvelles caractéristiques (diversité d’objectifs des investisseurs, mouvement Sud-Sud, réaction société civile, etc.). Les pays arabes, fortement dépendants des importations alimentaires et souffrant de contraintes naturelles, sont particulièrement actifs dans ce que l’on appelle la « course aux terres agricoles », notamment depuis la crise alimentaire de 2007-2008. Dans un contexte où la demande de denrées agricoles à visée alimentaire ou énergétique augmente et la faim dans le monde s’aggrave alors que parallèlement il y a un manque d’investissements dans le secteur agricole, il s’agit de faire le point sur ce phénomène controversé et en dégager les enjeux plus importants vis-à-vis de la sécurité alimentaire des populations.

Mots clés : appropriation/acquisition de terres agricoles, pays en développement, question foncière, course aux terres agricoles, crise alimentaire 2007-2008, Proche et Moyen Orient, sécurité alimentaire, gouvernance alimentaire mondiale.


Introduction

Alors que la question alimentaire redevient un sujet stratégique dans les relations internationales depuis la crise de 2008, la problématique foncière mondiale se complexifie car un phénomène s’accélère : les investissements privés dans le secteur agricole et l’appropriation des terres. Parfaite illustration de la dimension géopolitique de l’agriculture, puisque la terre devient rare et que les stratégies de sécurité alimentaire doivent se diversifier, ce phénomène suscite débats et controverses. L’objectif de cet article est de revenir sur les caractéristiques principales concernant l’acquisition d’actifs agricoles dans les pays en développement, et notamment d’observer que le monde arabe, zone dont le déficit agricole se creuse, n’est pas absent dans cette course mondiale au foncier.

1. Accélération et complexification d’un phénomène mondial

L’appropriation de zones agricoles (land-grabbing, en anglais), notamment dans les pays en développement (PED), consiste en la location ou la vente de terres agricoles à grande échelle (plus de 1000 ha) à des opérateurs étrangers via des contrats fonciers2.

Ce type d’investissements n’est pas nouveau. Au début du siècle la compagnie américaine United Fruit Company possédait des grandes extensions des terres arables dans l’Amérique centrale. Mais depuis quelque temps, pour des facteurs autant structurels que conjoncturels, le phénomène prend des dimensions inédites et présente trois grandes nouvelles caractéristiques : ces investissements ne s’inscrivent plus uniquement dans un mouvement Nord-Sud, visent des pays jusqu’ici peu concernés et sont motivés par des objectifs très divers et pas simplement agricoles.

En outre, ces dernières années, les acquisitions d’actifs agricoles se sont non seulement multipliées, mais surtout ont concerné des superficies bien plus vastes que par le passé. Même si cela demeure difficilement quantifiable, vu la confidentialité qui souvent règne autour de ces questions, force est de constater à quel point ce mouvement d’appropriation foncière se développe. Selon la CNUCED, les investissements directs étrangers (IDE) en direction des PED dans les secteurs de l’agroforesterie et de la pêche ont quintuplé depuis la décennie 1990 pour atteindre 3 milliards de dollars entre 2005 et 20073. Pour l’IFPRI, 15 à 20 millions d’hectares de terres seraient concernées entre 2006 et 2009 et selon les informations divulguées, ces acquisitions porteraient le plus souvent sur des étendues allant de 400 000 à 600 000 ha4, c’est-à-dire quatre à six fois supérieures aux contrats des grandes plantations tropicales du XIX siècle. Néanmoins, d’autres études ont également tenu à relativiser l’ampleur de ces investissements, soulignant qu’il était important d’observer les décalages importants entre l’annonce des opérateurs économiques et la concrétisation des opérations. De même, il a été rappelé que les superficies touchées par ce phénomène restent marginales par rapport aux terres considérées comme cultivables mondialement5.

Par ailleurs, bien que les compagnies privées et les multinationales continuent à être majoritaires dans l’acquisition de terres, de plus en plus d’investisseurs issus du secteur public s’insèrent dans cette dynamique, nourrissant ainsi l’amplification du phénomène. Il s’agit essentiellement de fonds souverains ou des entreprises d’Etat qui s’affichent comme les vecteurs privilégiés des gouvernements investisseurs pour assurer les transactions, ou encore des entreprises privés appuyées par des accords intergouvernementaux. Autre figure émergente, les investisseurs privés à taille réduite, comme les fonds d’investissement, les fonds de gestion de patrimoine (family offices) ou même parfois des particuliers. Outre ce profil particulièrement complexe, l’origine également des investisseurs mérite d’être soulignée : la majorité d’entre eux sont originaires de l’Asie du Sud Est, des pays du Golfe, d’Europe et d’Afrique. Il ne faudrait pas non plus ignorer le rôle, parfois discret mais toujours décisif, que peuvent jouer des investisseurs locaux, dont les quêtes foncières dans leurs propres pays contribuent à doper l’accélération mondiale du phénomène de course aux terres agricoles.

Les motivations des acquéreurs, qu’ils soient privés ou publics, varient fortement. L’objectif reste principalement la production agricole de type alimentaire ou non alimentaire, dont les récoltes peuvent être intégralement ou partiellement exportées. Dans ce cas, il peut s’agir d’entreprises privées qui cherchent à s’industrialiser ou à assurer leur approvisionnement en matières premières, ou alors des Etats, disposant de réserves de changes importantes, dont les ressources naturelles (terres, eau) se raréfient, et qui sont très dépendants de l’importation en matières premières agricoles. Par exemple, la Chine, en pleine croissance économique, n’arrive pas à produire suffisamment d’aliments pour répondre à la demande d’une population croissante et plus riche. Par ce biais, ces Etats tentent d’anticiper une possible réduction des quantités disponibles des denrées sur le marché international ou à diminuer le risque des prix fluctuants. L’innovation tient donc à la mise en place de stratégies proactives pour construire sa sécurité alimentaire nationale. Ensuite, il faut distinguer d’autres types d’acquisition de terres agricoles à travers la planète : projets orientés vers la production d’agrocarburants (comme à Madagascar, à partir du Jatropha), ou vers des opérations financières attractives (le foncier étant devenu une valeur refuge sur les marchés, à l’heure où la volatilité domine). On trouve aussi des projets destinés à des activités non agricoles (tourisme, urbanisation). A titre d’exemple, en Algérie, 50 000 hectares des terres agricoles ont été réaffectées à d’autres fins, et à l’horizon 2020 112 000 hectares seraient même concernés6. Enfin, même si en moindre mesure, il existe des projets à vocation environnementale. Anticipant le développement de taxes sur le carbone, ces derniers investissements concernent la conservation d’espaces naturels ou la création de puits de carbone afin de bénéficier des subventions réservées aux mécanismes compensatoires issus du Protocole de Kyoto.

Les récepteurs de ces investissements sont des pays en développement (PED) disposant de grandes superficies de terres arables peu exploitées, et offrant des avantages comparatifs compétitifs (prix faible du foncier, climat favorable, qualité des sols, main-d’œuvre abondante et peu coûteuse), les terres les plus demandées étant celles qui se trouvent à proximité des ressources en eau et près des marchés d’exportation. Majoritairement sont concernées par le phénomène, l’Afrique (Madagascar, Mali, Soudan, Ouganda, Congo), l’Asie du Sud-est (Cambodge, Philippines, Indonésie), l’Europe de l’Est (Ukraine) et l’Amérique latine (Argentine, Brésil). Devant le tarissement de l’aide au développement, et dans un contexte budgétaire où les capacités d’investissements en agriculture sont limitées, les gouvernements de ces pays hôtes, appuyés par les Institutions de finance internationales, encouragent la course au foncier car ils parient sur les retombées économiques que ce type d’opérations peut entraîner. Inutile de taire ici que, malheureusement, l’opacité des transactions étant ce qu’elle est, certaines élites au pouvoir dans les PED doivent sans doute miser sur les contreparties individuelles à obtenir quand des investisseurs étrangers convoitent les terres de leurs pays (qui généralement relèvent du domaine de l’Etat). A ce titre, il faut insister sur la diversité qui règne visiblement quant à la nature des transactions. Le plus souvent, il s’agit de ventes ou de contrats de location qui lient l’investisseur et les autorités du pays hôte, par le biais de baux établis pour des longues durées assez longues, pouvant courir sur plusieurs décennies. Les contreparties financières déclarées sont rares : dans beaucoup de cas, il n’y a pas d’engagements ou d’obligations spécifiques demandés à l’investisseur. La négociation de ces contrats, dont on a indiqué le manque de transparence globale, se déroulerait trop souvent sans les représentants des communautés locales ou des organisations paysannes. En plus, dans certains cas, le pays acquéreur fournit lui-même la main-d’œuvre, limitant donc les retombées locales en matière d’emploi. Le cas de la Chine en Afrique semble ici tout à fait révélateur.

2. Acquisition de terres agricoles : quand le monde arabe s’agite

Les pays arabes, dont la plupart souffrent de déficits alimentaires importants, sont particulièrement actifs dans la « course aux terres agricoles», notamment depuis la crise alimentaire de 2007-2008. Ainsi, certains Etats, à l’instar des pétromonarchies du Golfe (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Emirats Arabes Unis, Bahreïn), forts d’une manne financière substantielle, n’hésitent pas à explorer les terres agricoles disponibles à travers la planète.

C’est surtout sur le continent africain (Soudan, Ethiopie,…) et au Pakistan que ces Etats du Golfe opèrent actuellement, bien que les pays aillent prospecter de plus en plus loin de leurs « greniers » traditionnels pour se diriger vers l’Asie (Indonésie, Philippines, Vietnam), l’Europe Centrale (notamment l’Ukraine), l’Océanie ou le Brésil en Amérique latine. Ce dernier, puissance agricole par l’export mais aussi par ses immenses ressources naturelles, peut représenter un terrain propice aux investissements fonciers recherchés par les pays arabes, étant donné le rapprochement diplomatique entre Brasilia et le monde arabe au cours des dernières années, qui repose pour beaucoup sur la variable alimentaire.

Les contrats peuvent prendre différentes modalités : achat de terres, achat d’exploitations agricoles, locations à long terme, partage des récoltes, accords bilatéraux entre Etats d’échange de nourriture contre approvisionnement énergétique, ou partenariats, prises de participation substantielle au capital des sociétés agro-industrielles ou joint ventures… En outre, ces contrats sont souvent très encadrés par les Etats, les fonds souverains étant alors des véhicules privilégiés des investissements à des fins de sécurité alimentaire. Depuis peu, les investisseurs arabes se tournent également vers l’acquisition d’activités de la chaîne logistique. A titre d’exemple, l’Abu Dhabi Fund for Development, fonds souverain des Emirats Arabes Unis, et la compagnie émiratie Al Qudra Holding, investissent dans des projets agro-industriels, des exploitations agricoles (olives) et des pêches en Afrique.

Certains de ces pays du Golfe ont des stratégies d’approvisionnement de grande envergure depuis les années 1960, quand les stratégies d’autarcie alimentaire, déployées avec des grands moyens, se sont révélées un échec. Beaucoup de ces pays ont alors eu recours aux importations massives, souvent moyennant des sociétés privées encadrés par les pouvoirs publics. Ainsi, l’Arabie Saoudite importait en 2008 96% des produits alimentaires consommées et la Lybie 75%7. Or avec la chute du dollar et la hausse des prix des matières premières sur les marchés internationaux, ces Etats ont vu leur facture exploser : en cinq ans les importations des pays du Golfe sont passées de 8 à 20 milliards de dollars.

Le choix des pouvoirs publics d’externaliser une partie de la production agricole à l’étranger est donc récent, et a été relancé par la crise alimentaire 2007-2008 et la forte volatilité des prix mondiaux. Ainsi certains gouvernements ont décidé des initiatives pour contrer les menaces sur la sécurité alimentaire nationale. L’Arabie Saoudite, qui avait auparavant une politique ambitieuse pour produire sur son sol la quasi-totalité de denrées agricoles nécessaires à sa consommation dans un pays où seules le 2% des terres du pays sont arables8, se tourne aujourd’hui vers la délocalisation de la production agricole. L’Initiative du Roi Abdallah pour la sécurité alimentaire de son pays en 2008 officialise une stratégie consistant à réimporter des récoltes directement produites à l’étranger. Le pays ne cache pas ses ambitions. Les 14 et 15 novembre 2009 s’est tenu un important forum économique entre l’Arabie saoudite et les pays de l’Afrique de l’Est (Ethiopie, Kenya, Ouganda, Somalie, Rwanda, Tanzanie), manifestation ayant permis à Riyad d’affirmer son intérêt croissant pour les terres agricoles de cette partie du continent africain. Ministres et hommes d’affaire se sont rencontrés pour certes renforcer les liens économiques entre le royaume saoudien et ses voisins est-africains, mais surtout pour discuter des moyens que la monarchie pétrolière du Golfe pouvait dégager en vue d’exploiter les vastes étendues disponibles des pays susmentionnés, qui ne refuseraient pas, étant donné leurs besoins de développement, les perspectives économiques alléchantes capables de se dégager de telles opérations. Le pays multiplie donc ces derniers années les négociations avec des pays africains (Ethiopie, Soudan) ou de l’Asie du Sud Est (Indonésie, Philippines). L’un des derniers faits saillants de l’action saoudite se situe en Mauritanie. En juillet 2010, l’Etat mauritanien a rendu publique sa décision de mettre à la disposition de la société Tabouk Eziraiya, du groupe saoudien Al-Rajhi, des terrains à usage agricole dans la commune mauritanienne de Dar El Barka (10500 ha environ) et dans la commune de Boghé. Un délai de 60 jours est octroyé pour permettre aux personnes locales, qui ont des prétentions sur lesdits terrains délimités, de se manifester. Les protestations ne se sont pas fait attendre. Dans les deux communes, éleveurs et agriculteurs sont allés à l’assaut des services administratifs, pour fournir des justificatifs sur des prétentions dans les zones délimitées, ou pour se renseigner sur les véritables intentions des pouvoirs publics. De multiples interrogations demeurent quant au flou qui entoure cette affaire, accentuées par le silence des autorités publiques. On ne sait rien en effet sur les conditions de la concession aux investisseurs saoudiens, ni sur la nature du bail ou sur la durée, ni sur la contrepartie concédée à la partie mauritanienne ou sur l’objectif de la future production agricole. Or ces inconnues pourraient peser sur le débat national mauritanien quand on sait que ce pays très pauvre n’assure que 30 % de ses besoins alimentaires9.

Le gouvernement des Emirats Arabes Unis (EAU) a augmenté de 45 % ses investissements agricoles à l’étranger entre 2006 et 2008. En effet, en 2006, les investissements agricoles étaient d’environ 10,9 milliards de dollars. En 2007 ils ont augmenté à 14,6 milliards et ont atteint 15,8 milliards de dollars en 2008. L’Etat a encouragé certains acteurs publics (l’Abu Dhabi Fund for Development, Fondation Khalifa) et privés à investir dans l’acquisition de terres au Pakistan et au Soudan. Ces projets d’investissements prennent souvent la forme de constitution de stocks stratégiques destinés à assurer les denrées disponibles pour le pays, à limiter le risque de hausse des cours mondiaux, voir à influencer les cours mondiaux des produits agricoles. Le gouvernement émirati a ainsi constitué des stocks de denrées dont les prix devraient augmenter dans les deux prochaines années (riz, farine, viande, thé, café, huile) et il planifie la constitution de réserves qui équivalent à trois mois de consommation pour 15 types de denrées vitales. Ceci peut être illustré par l’action de la société privée Al Dahra d’Abu Dhabi, l’un des principaux fournisseurs d’aliments pour animaux des EAU, qui développe actuellement un plan appuyé par le gouvernement portant sur l’acquisition de plus de 60 700 hectares de terres agricoles en Europe, aux États-Unis, en Asie du Sud et en Afrique du Nord. L’ensemble du plan comprend un investissement de 272,2 millions de dollars US. En 2007 Al Dahra a obtenu des contrats de la part du gouvernement émirati représentant plus du 50 % du total des importations du pays en fourrage. L'année dernière, la compagnie a importé entre 500 000 et 600 000 tonnes d'aliments pour animaux dans les EAU. Les investissements en cours comprennent l’acquisition de 4 050 ha de terres au Pakistan, qui devraient atteindre 10 100 ha dans les deux prochaines années. En Egypte, Al Dahra possède 10 300 ha, et envisage d’arriver rapidement sur une surface de 48 500 ha environ. La compagnie contrôle dans la plupart des cas la totalité de la chaîne d'approvisionnement. En plus, avec 800 employés dans le monde, Al Dahra a mis l'accent sur l'investissement dans les équipements agricoles sophistiqués qui n'ont pas besoin de beaucoup de main-d'œuvre10.

Pour sa part, le Qatar, en 2009, a investi pour 500 millions de dollars sur 100 000 hectares au Soudan pour produire du blé et du riz et a annoncé une capacité d’investissement d’environ 700 millions pour poursuivre la construction de sa sécurité alimentaire à travers l’acquisition de terres à l’étranger, dont au Brésil.

Les pays du Golfe investissent aussi dans des pays arabes voisins comme la Jordanie et le Maroc. Chez ce dernier, l’Abu Dhabi Fund for Development (EUA) a par exemple créé la Société maroco-émiratie pour le développement avec 12,5 millions de dollars de capitaux d'investissement orientées vers différents secteurs, notamment la manufacture, l'agriculture, les pêches, les métaux et le tourisme. De son côté, Al Qudra Holding (EUA) investit dans les secteurs de l'agriculture et la pêche. Elle possède par exemple un projet appelé « Olivia » dédié à la plantation d'oliviers au Maroc et évalué à environ 4,5 millions de dollars. L’Arabie saoudite a annoncé à son tour un investissement de 10 millions de dollars dans l’agriculture de l’olivier au Maroc.

D’autres pays arabes, tels l’Egypte ou la Libye, s’invitent également sur le théâtre stratégique des investissements dans les terres agricoles. Les autorités égyptiennes multiplient les démarches sur le flanc méridional immédiat, au Soudan, en Ouganda, en Ethiopie et au Kenya, pour produire du blé. L’Egypte, qui avait vécu des violentes émeutes de la faim au printemps de 2008, souffre de fortes vulnérabilités au niveau alimentaire qui risquent de s’aiguiser au vue des projections démographiques nationales (quelque 1,8 million de bouches nouvelles à nourrir chaque année), un déficit de la production de plus de 40 % dans la plupart des produits de base (maïs, riz, haricots) et un déficit de 50 % pour le blé, dont la consommation par tête, 180 kg par an, est le double de la moyenne mondiale. A tout cela, vient s’ajouter le problème des ressources en eau, l’Egypte dépendant exclusivement de celle du Nil, ainsi que les effets négatifs du changement climatique sur les ressources du pays et la spéculation sur les terres arables. Ainsi, ayant déjà acquiert des terres au Soudan, au Niger, en Tanzanie et en Zambie l'Egypte est maintenant en négociation pour des terres éthiopiennes et ougandaises. De même, Citadel Capital Corp, une entreprise privée égyptienne, a acquis l’exploitation de 840 hectares de terres soudanaises pour produire du sorgho, grâce à un prêt de la Banque de Khartoum. La compagnie a déclaré vouloir exploiter un total de 50 000 hectares au Soudan dans les années à venir avec des baux de 30 ans renouvelables. Il faut noter que l’Egypte est aussi un pays hôte d’investissements fonciers, moyen pour le pays de décupler la production agricole nationale afin de réaliser sa propre sécurité alimentaire. Dans ce sens, en février 2010, le ministère de l’Agriculture égyptien a annoncé son intention de louer 20 000 hectares de terres agricoles pour des projets agro-industriels.

La Lybie, pour sa part, explore concrètement les terres maliennes, à travers la société spécialement créée en 2008 et nommée « Malibya », dans le cadre d’un accord de coopération bilatérale. Cette société, à vocation agricole, a été chargée par les dirigeants des deux pays de mettre en valeur 100 000 hectares avec un investissement de 600 millions d’euros. Pour la Libye, où les ressources hydriques et foncières manquent cruellement, et où simultanément la dépendance alimentaire vis-à-vis des marchés extérieurs s’amplifie car la demande intérieure s’accroit, la recherche de nouvelles stratégies en matière de sécurité alimentaire s’impose parmi les priorités d’action politique et géoéconomique. Une « diplomatie agricole » libyenne est donc en marche dans la région. Un programme similaire à celui du Mali est à l’œuvre au Liberia. En août 2009, la Libye a investi 3 millions de dollars pour une concession de 20 ans sur une plantation de café de 230 hectares sur l'île de Sao Tomé et Principe dans le golfe de Guinée. La volonté des autorités libyennes de conquérir des terres agricoles s’étend aussi au-delà du continent. En 2009, elles ont entamé des démarches pour louer 100 000 hectares en Ukraine pour y produire du blé en échange d'une raffinerie de pétrole, mais à ce jour, le projet sommeille encore. La Libye a aussi établi une banque de co-propriété agricole avec la Turquie avec un capital de 1 milliard de dollars afin de soutenir ses investissements dans l'agriculture turque ; et au début de l’année 2009, les autorités libyennes se sont entretenues avec le président de la Guyane, Bharrat Jagdeo, pour un projet de terres agricoles dans le cadre de la reconversion de la dette en investissement. Par ailleurs, le fonds souverain libyen Libyan Arab Foreign Investment Company a indiqué récemment qu'il étudiait avec la société publique brésilienne CODEVASF la possibilité d’établir de partenariats dans la production d’aliments dans les zones irriguées du Nord-Est du Brésil. Et l’année dernière, lors d'une visite dans ce pays, le Vice-Premier ministre de la Libye, Imbarek Ashamikh, a annoncé que Tripoli envisageait d'investir 500 millions de dollars en Amérique latine, en particulier dans l'agro-industrie brésilienne.

A l’avenir, du fait de l’augmentation des besoins alimentaires nationaux, liée à l’accroissement de la population et du niveau de vie, de nombreux pays arabes devraient adopter ou poursuivre des stratégies de sécurisation de leurs approvisionnements alimentaires. Selon la FAO, d’ici à 2050 la dépendance de ces pays aux importations céréalières devrait se multiplier. Dans ce contexte, les stratégies d’externalisation sont appelées à se poursuivre sur différentes formes et le phénomène peut s’étendre à d’autres pays de la région jusqu’ici peu concernés (Maghreb, Liban, etc.).

3. Des conséquences multiples et encore peu étudiées

Toutes ces manœuvres ne manquent pas de susciter craintes et oppositions. Il a été vu comment l’initiative de l’entreprise sud-coréenne Daewoo à Madagascar d’acquisition de 1 300 000 ha de terres annoncée en novembre 2008, provoqua des tensions et des révoltes et a activement contribué au renversement du régime du Président Ravalomanana en mars 2009. En 2009 en Thaïlande, le majeur exportateur de riz mondial, les convoitises des EAU sur des rizières, ont engendré de vives contestations de la part des paysans locaux, au point que les autorités thaïlandaises s’y sont très vite opposées. Et pourtant de nouvelles négociations se poursuivent en 2010 entre le gouvernement thaïlandais et les pays du Moyen-Orient comme l’Arabie saoudite et le Bahreïn. Ces investissements comportent donc des risques considérables pour les investisseurs compte tenu de l’instabilité potentielle de la plupart des pays convoités.

Mais se sont surtout les populations locales qui sont fragilisées par ce processus. Une mauvaise gestion des transactions peut entraîner l’exclusion des populations locales des négociations et la perte de leurs droits sur les terres et les ressources naturelles. En effet, les Etats récipiendaires n’ont pas toujours le souci de ménager les populations rurales et agricoles qui subiront les effets directs ou collatéraux de cette mondialisation et financiarisation des terres arables, notamment, lorsque les paysans cultivent les terres concernées depuis des générations sans en détenir de titres de propriété reconnus par les autorités. Ces populations sont souvent déplacées sans contrepartie. La situation des populations locales s’aggrave là où il n’existe une législation foncière claire et où il y a une mal gouvernance. Il convient donc d’insister sur le rôle très important que jouent les autorités des pays hôtes dans ces transactions. A titre d’illustration, le gouvernement brésilien, soucieux de la souveraineté alimentaire de son pays, et devant l’augmentation d’achats de terres agricoles par des étrangers orientées notamment vers la production de soja, de biocarburants et de viande, a révisé en août 2010 sa loi foncière dont une brèche avait permis à beaucoup d’entreprises non Brésiliennes d’acheter des milliers d’hectares de terres. La nouvelle loi limite à un maximum de 5 000 hectares les terres agricoles pouvant être acquises par des entreprises contrôlées par des non Brésiliens. Cette législation pourrait servir d’exemple pour d’autres pays en développement qui trouvent des problématiques similaires.

D’autre côté, un argument qui appuie ces investissements sont la supposée disponibilité de vastes terres non utilisées ou « sous-utilisées ». Or, ce sujet reste très controversé. Quelques études suggèrent que les superficies de terres utilisables en culture pluviale (sans besoin d’irriguer) et non encore cultivées sont très étendues à l’échelle mondiale, se concentrant principalement en Afrique et Amérique du Sud, et celles-ci représentent une superficie très supérieure à celle nécessaire pour garantir la sécurité alimentaire de l’humanité11. Mais l’évaluation des disponibilités des terres agricoles montre des écarts considérables selon les méthodes utilisées, les sources et les auteurs. Il y a beaucoup de limites à ces estimations qui notamment ne tiennent pas en compte des autres usages essentiels que les populations en font, les superficies couvertes par les forêts, les zones protégées ou les établissements humains, ainsi que les terres soumises à des contraintes climatiques.

Pour autant, il ne faudrait pas avoir une lecture simplement négative du phénomène, encore mal examiné tant les zones d’ombres et les inconnues demeurent. A l’heure où la communauté internationale souligne le manque de ressources financières consacrées au développement agricole et rural, la condamnation unilatérale des investissements étrangers sur le foncier des pays en développement n’emprunte pas la voie opportune de la réflexion stratégique. Les investissements étrangers peuvent contribuer au développement du secteur agricole de ces pays (débouchés garantis, création d’emplois, construction d’infrastructures ou hausse de la productivité agricole) mais à condition qu’elles se fassent de manière transparente et qu’il existe un contrôle public pour maximiser l’intérêt public. En effet, les investissements peuvent être perçus comme des atouts car ils peuvent susciter une mobilisation de compétences et de moyens de production externes susceptibles de remédier aux freins structures qui minent le développement agraire de certains PED. Le débat est loin d’être tranché.

4. Soif de terres et désordres alimentaires : l’agriculture est géopolitique

Ces dynamiques d’agro-investissements éclairent des enjeux largement préexistants. Elles rappellent l’importance d’une gouvernance du foncier et soulèvent de nouveau la question de la sécurité alimentaire des pays hôtes. Au cours des deux dernières années, le Monde a redécouvert l’importance fondamentale de l’agriculture. Tout porte à croire que les turbulences enregistrées au printemps 2008 ne furent qu’un aperçu de plus fortes et plus vastes crises alimentaires à venir. Nous assistons à une mutation structurelle des équilibres agricoles mondiaux. Si la Terre compte un milliard d’affamés en 2009, c’est parce que l’accès à l’alimentation y est très irrégulier et que les conditions de la production agricole sont devenues en certains endroits plus difficiles que jamais, mais c’est aussi le triste résultat d’une pauvreté endémique qui sillonne l’ensemble de la planète. Produire plus, mais mieux, avec des ressources naturelles de plus en plus limitées, telle est malheureusement l’équation complexe que les agricultures du Monde devront savoir résoudre. Dans ce contexte, et même si ce phénomène existait précédemment, l’acquisition et les investissements de la part d’acteurs étrangers, étatiques ou privés, de terres agricoles au sein des PED attirent l’attention car les mouvements et les opérations semblent s’accélérer, pour le pire comme pour le meilleur, alors que l’insécurité alimentaire mondiale devrait appeler à plus de gouvernance et de vigilance sur de telles opérations.

Les données disponibles ne portent que sur les quatre dernières années, or, au moyen terme, si la dynamique se poursuit ces projets pourraient peser sur les réserves en terres mondiales. Leur ampleur et la tendance prospective « lourde » de cette pression sur la terre explique pourquoi des nombreuses institutions internationales regardent de près l’accroissement de l’investissement étranger en agriculture dans les PED.

La FAO recommande de faire impliquer les populations locales rurales dans les négociations avec les investisseurs privés, de les assister juridiquement et de faire en sorte que les autorités nationales de leur pays garantissent leurs droits. De son côté, la Banque mondiale vient de publier un rapport sur ce thème de l’accaparement des terres agricoles dans le Monde, qui révèle des conséquences encore plus nuisibles autour des projets à l’œuvre (notamment sur le sol africain)12. Les observateurs n’ont pas manqué de commenter durant l’été 2010 les tergiversations de la Banque mondiale qui réfléchissait aux risques liés à la parution de ce rapport13. En outre, un rapport a mis en cause directement le rôle des institutions financières internationales, critiquant la Banque mondiale et deux de ses agences notamment (International Financial Corporation, Foreign Investment Advisory Service), qui encourageraient et favoriseraient les investissements étrangers sur les terres qui vont contre les intérêts des petits agriculteurs14. Globalement, la communauté internationale exprime régulièrement sa volonté de parvenir à l’établissement de directives pour dessiner une bonne gouvernance foncière, comprenant des règles pour encadrer ces investissements internationaux, dans une approche de responsabilité environnementale et sociale.

Néanmoins, au regard de la ruée mondiale pour les terres agricoles et de l’interpénétration des motivations qui nourrissent l’accélération du phénomène, il convient de sérieusement douter quant à la faisabilité d’une telle gouvernance internationale sur le foncier. Spéculations, convoitises et stratégies unilatérales devraient malheureusement l’emporter sur une régulation multilatérale efficace. Tout simplement parce que c’est dans la trajectoire de l’histoire que de densifier le caractère géostratégique des questions agricoles et alimentaires. Se nourrir constitue la plus vieille préoccupation de l’Homme. Elle le sera aussi de plus en plus à l’avenir. 

Références

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GRAIN, Cf. http://farmlandgrab.org

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