Grand Moyen-Orient :
télé-évangélisme ou fenêtre d’opportunité

Introduction

Proche-Orient, Levant, Moyen-orient, MENA, Sud-Est Méditerranéen, Asie de l'ouest, Afrique du Nord, Méditerranée Occidentale, autant d' « appellations », forgées au cours des deux derniers siècles, souvent par les diplomaties occidentales, pour désigner le « Monde Arabe », tantôt réduit à une de ses composantes (Afrique du Nord, levant, Proche-orient, Pays du Golfe, Asie de l'Ouest, etc.)  et  tantôt élargi à des espaces non arabes (par ex : Méditerranée du Sud dans le cadre du processus de Barcelone( incluant 8 pays arabes + Israël, Turquie, Chypre et Malte)Méditerranée Occidentale (5 pays européens et les  5 pays du Maghreb) ou MENA (Middle East & North Africa incluant la Turquie, Israël et l'Iran).

Qu'elles correspondent à des impératifs de sécurité ou à des enjeux à portée économique, toutes ces « appellations » reposent sur l'occultation de la « matrice identitaire arabe » du sous-système régional qu'on cherche à réformer, soit en  déchiquetant celui-ci en autant de « confetti territoriaux déconnectés », soit en le diluant dans un espace dilaté où l'identité arabe est purement et simplement reléguée au statut de « relique » ou  « trait insignifiant ».

La dernière trouvaille « Grand Moyen-Orient »(GMO) relève de la même approche impériale : on reprend le Moyen-Orient, on l'étire vers l'Est jusqu'aux frontières de l'Inde, on l'affuble du qualificatif « Grand » et on impose un nouveau concept ,transformé en  une nouvelle initiative appelée « Grand Moyen-Orient ».

A part l'Islam, religion dominante , le Grand Moyen-Orient recouvre un constellation de réalités sociales qui sont le produit de cheminements historiques différenciés et de transformations sociologiques contrastées.  Mais il n'est perçu que sous le seul angle des conflits qui le secouent, ou pire, de l'immobilisme social, politique et économique supposé le caractériser.

Ce texte vise à situer ce concept-initiative GMO, dans le contexte de la nouvelle stratégie des Etats-Unis, identifier les objectifs recherchés, énumérer les contradictions inhérentes au projet et rappeler les position des Etats Européens et  Arabes face à cette initiative américaine. La thèse soutenue ici est la suivante :en dépit de la validité et de la pertinence des nombreuses critiques de ce projet ,il serait imprudent de jeter le bébé avec l'eau du bain ,car la réforme « arabe » est une impérieuse nécessité indépendamment  de la sincérité de  ses  promoteurs américains.

I. Exporter la démocratie

Que l'on l'appelle « Grand Moyen-Orient » (ancienne version) ou « Partenariat pour le progrès et le futur commun avec la région du Grand Moyen-orient et de l'Afrique de Nord » (nouvelle mouture), cette initiative américaine occupe désormais l'espace médiatique, figurant à l'ordre du jour du G8 (8-10 juin 2004), du sommet Europe - Etats-Unis (26 juin 2004) et du sommet de l'OTAN ( 28-29 juin 2004 à Istanbul). 

De quoi s'agit-il ?  Il s'agit, à partir d'une sorte d'hégémonie bienveillante ,( benevolent hegemony ) d'un plan ambitieux visant à transformer le paysage politique et économique d'une région qui s'étend du Pakistan à la Mauritanie, et cela par une « stratégie avancée » (advanced stategy) de démocratisation , de développement et de sécurité.  Car, comme le rappelle le président Bush dans son discours sur l'Etat de l'Union (janvier 2004) : « Tant que le Moyen-Orient restera un lieu de tyrannie, de désespoir et de colère, il continuera à produire des hommes et des mouvements qui menacent la sécurité des Etat-Unis et de nos amis. L'Amérique poursuit donc une stratégie de liberté au Proche-Orient.  Nous allons défier les ennemis de la liberté » (Le Monde, 21 avril 2004)

Le 21 septembre 2004, devant l'Assemblée Générale des Nations-Unies, il se faisait plus précis : « Nous devons changer d'approche.  Nous devons aider les réformateurs au Proche-Orient, qui travaillent pour la liberté et veulent bâtir une Communauté de Nations démocratiques et pacifiques » .  Il va même jusqu'à plaider pour la création d'un « fonds pour la démocratie qui « aiderait les pays à poser les bases de la démocratie en instituant l'Etat de droit, des tribunaux indépendants, une presse libre, des partis politiques et des syndicats ».

Ainsi, le Grand Moyen-Orient est un projet américain de « remodelage » économique, social, politique et stratégique.  Rendu public et diffusé à l'intention des lecteurs arabes par le journal arabe Al-Hayat de Londres, le 13 février 2004, le projet s'appuie sur les résultats  du premier rapport sur le Développement Humain dans le Monde arabe (2002-2003) qui révélait les immenses carences en matière d'éducation (40% d'analphabétisme), les défis en terme de création d'emplois (50 millions de jeunes sur le marché du travail d'ici 2010), la pauvreté rampante et l'endettement élevé ainsi que les limitations à la liberté d'expression et au libre choix, etc.

II. Le contexte géo-stratégique

La réflexion sur la « contagion démocratique » est ancienne.

Mais elle devient plus pressante après le 11 septembre 2001.  Elles est défendue et propagée par les experts des « think - tanks » conservateurs.  D'ailleurs, l'impatience manifestée par les néo-conservateurs à l'imposer à l'administration Américaine irrite.  Brezinski n'hésite pas à railler cette « démocratie impatiemment imposée » (democracy impatiently imposed).  Cela n'empêche pas Nicolas Burns, sous-secrétaire à la défense, lors de la réunion de l'OTAN à Prague en 2002, de pronostiquer que « le mandat de l'OTAN est de défendre l'Europe et l'Amérique du Nord, mais (cela n'est pas) possible en restant en Europe e l'Ouest, en Europe Centrale et en Amérique du Nord. l'Avenir de l'OTAN est à l'Est et au Sud.  Il est dans le GMO. »

Belle mission pour une Organisation que la disparition de l'URSS et le Pacte de Varsovie avaient  privé d'ennemis et d'objectifs !

Les événements du 11 septembre 2001 et la guerre contre l'Irak redonnent une nouvelle impulsion au concept.  A défaut « d'armes de destruction massive », argument brandi par les faucons de l'Administration américaine, celle-ci se saisit de l'exemple irakien pour inscrire ses objectifs stratégiques dans une prétendue « transformation de l'espace géopolitique », mais aussi des mentalités et des attitudes supposées être des sources de menaces « pour l'Occident » et ses alliés locaux.

Le projet se nourrit à la base des deux théories qui ont marqué la période de l'après-guerre froide.  Celle de Samuel Huntington sur le « choc des civilisations » et celle dite du « domino ».  La première servant pour fabriquer l'ennemi, notamment « musulman ».  Et la deuxième offrant une solution aux « problèmes inhérents » au monde de l'Islam grâce au « cercle vertueux » de la démocratisation.

III. Les objectifs de l'Amérique

Le GMO (Grand Moyen-orient) est une initiative qui reprend une série d'idées déjà développées par Shimon Perès dans son essai « The new Middle East ».  Sauf que les Américains voient les choses en « Grand ».  Dans sa couverture géographique, le GMO englobe les 22 pays de la Ligue des Etats Arabes plus 5 Etats non -arabes ( Turquie, Israël, Iran, Afghanistan et Pakistan),soit un ensemble de plus de 600 millions d'habitants, 10% de la  population mondiale mais près de 4% de la richesse globale.   Mais tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne :  le Pakistan détient l'arme nucléaire, la Turquie, une économie en plein essor, l'Arabie Saoudite les  plus importantes réserves pétrolières du Monde(25%).  Mais seul Israël « combine à la fois puissance et richesse ».  En somme, « trop vaste, trop divers », le GMO semble trop segmenté pour se laisser « encapsuler dans une unité géopolitique compacte » (J. Maila : «  le Moyen-Orient dans la tourmente » in Ramses, Dunod,Paris ,2004 p.92).

Face à un ensemble si disparate, on est en droit  de se poser la question quant aux objectifs visés par les promoteurs de ce projet, à savoir les Etats-Unis.  J'en épinglerai ceux qui me paraissent les plus saillants :

1.      Les Etats-Unis cherchent d'abord à s'assurer le contrôle d'une région qui s'étend telle une écharpe, des frontières du Pakistan à la Mauritanie et qui constitue le nouveau « rimland »(anneau) destiné à ceindre tout le flanc de la Russie.  Le concept « Grand Moyen-Orient » unifie la stratégie américaine dans une région qui recèle 65 % des réserves prouvées de pétrole et 25 à 30% des réserves de gaz.   En outre, un « Grand Moyen-Orient » sous le giron américain, placerait les Etats-Unis  dans une position favorable par rapport à une Chine qui sera de plus en plus dépendante des importations pétrolières surtout de la région du Golfe .

2.      En utilisant la région comme simple champ d'expérimentation de la recette « démocratique » les Etats-Unis s'épargnent l'effort de comprendre les raisons véritables du ressentiment, voire de la haine à leur égard.  En d'autres termes, ce n'est pas sa politique extérieure qui est remise en question mais la « culture » des arabes et des musulmans qui est mise sur la sellette.  Le problème c'est l' « Autre » : c'est une approche classique pour se dédouaner de toute responsabilité .

3.      En braquant l'attention des médias sur le « Grand Moyen-Orient », l'Amérique fiat diversion par rapport à ses ennuis en Iraq, mais surtout par rapport à la situation dramatique en Palestine.  Ce n'est pas étonnant, dès lors, que ceux-là mêmes qui sont à l'origine des la fameuse idée du « remodelage du Moyen-Orient », tels que Paul Wolvowitz et Richard Perle, soient en même temps les supporters les plus convaincus du Likoud israélien.Michael Hudson  rappelle ,à cet égard ,qu'en 1996 a think-tank israélien appelé « The Institute for advanced strategic and political studies » avait  présenté un rapport intitulé « A new strategy for securing the realm »  et l'avait  adressé au Premier Ministre israélien,Benyamin Netanyahou ,faisant écho aux thèses les plus musclées des néo-conservateurs américains prônant  le « rapport de force » comme élément essentiel de la sécurité israélienne. Parmi les rédacteurs de ce rapport on trouve précisément  des sionistes américains éminents tels que Richard Perle, Douglas Feith, David Wursmer et Meyrev Wursmer, ceux-là mêmes qui prônent la démocratisation de l'espace arabe( voir l'article de Michael Husdon : « the greater Middle East is the testing ground for the new american project «  ,in  Daily star, Beyrouth, 6 avril 2004).

4.      Le Grand Moyen-Orient permet enfin de trouver un terrain d'entente avec une Europe qui à montré quelques signes de rébellion lors de la guerre contre l'Iraq.  L'Europe a toujours prôné le partenariat et la réforme démocratique dans ses relations avec les pays la Méditerranée.  Elle serait, pensent les américains, mal inspirée de s'opposer à leur projet.

 Ainsi ,on voit clairement que la réforme politique des pays arabes et musulmans n'est pas considérée in se , mais par rapport à ses retombées positives sur la sécurité américaine.  Des pays arabes démocratiques et si possible prospères seraient moins enclins, pensent les théoriciens de la « contagion démocratique » ,à cultiver la haine de l'Amérique, et plus conciliants à l'égard d'Israël .

IV. Une nouvelle politique ou un nouveau discours ?

Un des mérites du projet américain est qu'il a donné lieu à un flot de commentaires et suscité de très ombreuses rencontres et conférences sur le thème de la  « réforme » (Al-Islah) et le « changement » (Al Taghyyir), notamment dans les pays arabes.  D'aucuns ont estimé à plus de 100 millions de dollars les sommes consacrées en 2004 à la tenue de toutes ces conférences officielles ou émanant des sociétés civiles.

A dire vrai, les Etats-Unis constituent une hyper- puissance non seulement par le simple fait  qu'ils sont « forts », mais aussi et surtout parce qu'ils sont capables d'imposer leur « discours », leur « vision ».  Le « GMO » en est un .  Il rappelle par trop ces « visions américaines » dont les Arabes ont été abreuvés ces  dernières années et dont les échecs ont été plutôt fracassants : rappelons à titre d'exemple le Plan Reagan de 1982, les paramètres « Clinton » de décembre 2000,  ,la « vision des deux Etats » du Président Bush 2003 ,pour sortir le conflit israélo-palestinien de l'ornière.

Est-ce que ce projet de « GMO » va subir le même sort, c'est-à-dire sombrer dans les oubliettes de l'histoire ?  Il est tôt pour l'affirmer, mais au vu des objections multiples qu'il suscite, il est légitime de douter de sa viabilité ,du moins dans son architecture actuelle .

Les Etats Arabes, mais aussi bon nombre d'intellectuels lui adressent les reproches suivants :

1.      La notion du « GMO » est une notion géographique vague qui escamote « l'identité arabe » et la noie dans un ensemble géopolitique où se juxtaposent des histoires et des cultures différentes.  Quel rapport y-a-t-il en effet entre un marocain et un afghan ?  En niant les spécificités nationales des Etats au sein d'une région artificiellement unifiée, les Etats-Unis en arriveraient à proposer une « recette unique » en dépit du bon sens, quitte à fracturer les ethnies, à recomposer les nations et à dessiner les frontières à leur convenance.  En d'autre termes, les Etats-Unis mettent l'accent sur leur « intérêt », alors que les Arabes mettent en avant leur « identité ».  Or, qu'on le veuille ou non, « l'identité trans-étatique arabe reste le levier majeur de mobilisation ou de démobilisation et le critère de légitimation ou de délégitimation de toute action politique dans le système régional arabe » (Nassif Hitti : « Rive Nord, rive Sud de la Méditerranée : pour un partenariat élargi », in Pascal Boniface & Didier Billian (eds) : les défis du Monde Arabe, IRIS-PUF, Paris 2004 p. 260)  Ainsi, la première objection des Arabes porte sur une « construction théorique », certes séduisante, mais qui n'est pas bâtie sur des réalités sociologiques affirmées.

2.      Les peuples arabes, comme tous les peuples de la terre ne se délectent pas dans la servitude et aspirent à la liberté.  Mais s'ils aiment écouter le message de la démocratie, ils rechignent à croire  le « messager ».  Pour être entendus, les Etats-Unis doivent être au-dessus de tout soupçon.  Or, ni leur complaisance passée et présente avec des régimes arabes autoritaires et cleptomanes, ni leur mépris du droit international dans les prisons d'Abu Ghraïb ou les prisons « extra-muros » de Guantanamo, ni à fortiori leur chevauchée guerrière en Iraq et leur complicité avec l'occupant israélien en Palestine et au Golan n'offrent de garanties quant à la sincérité du messager.  En d'autres termes, comment peut-on transformer le « GMO » tant qu'Israël continue à bénéficier d'une sorte d' « immunité diplomatique » qui lui procure un statut commode d' « Etat intouchable », s'interrogent beaucoup de commentateurs arabes ?

3.      La troisième objection a trait précisément au conflit israélo-palestinien.  Les arabes ont le sentiment que le « GMO » déplace le centre de gravité de la Palestine vers l'Iraq.  Dans le système régional arabe qui comprend 22 états et qui s'étend de la  Mauritanie jusqu'en Iraq, la Palestine se trouve  à l'épicentre .  En étendant la couverture géographique du « GMO » aux confins du Pakistan, c'est l'Iraq que désormais se trouve en position de pivot.  Les arabes redoutent dès lors que la question du terrorisme ne vienne éclipser la question de la construction d'une « Palestine Libre » et se demandent, non sans sarcasme, comment peut-on instaurer un Grand Moyen-Orient alors qu'on est incapable d'aider à la création d'un « petite » Palestine.

4.      La quatrième objection porte plus sur le modus operandi.  La démocratie n'est ni une technique électorale, ni à fortiori un produit exportable.   Elle est davantage une culture et de ce fait elle se développe à l'intérieur d'une culture, d'une société qui lui donne une coloration spécifique.  L'idée de réformer de l'extérieur, quasi manu militari, paraît pour le moins saugrenue.

5.      Enfin, les  intellectuels arabes mettent en exergue les contradictions mêmes inhérentes au projet « GMO».  comment peut-on demander à des Etats autoritaires de se transformer en Etats démocratiques ?  Est-ce que l'Occident accepterait le résultat des urnes même quand celui-ci porte au pouvoir des régimes radicaux ou islamistes anti-occidentaux ?  Est-ce que le terrorisme est le produit d'une culture ou d'une politique ?

Autant de questions qui donnent encore plus de relief à ce qu'on pourrait appeler le « paradoxe démocratique », c'est-à-dire, demander à des régimes arabes autoritaires qui n'ont pas été nécessairement installés par l'Occident mais qui doivent leur  pérennisation à son « soutien », de s'ouvrir et de se réformer, c'est -à-dire de se faire euthanasie  en tant  que « régimes clos ».

Car dans  un environnement plus ou moins liberticide, il faut constater la faiblesse, voire l'absence, des acteurs démocratiques réels dans les pays arabes .  Ceux-ci ont été réduits au silence pendant trois ou quatre décennies de castration politique.  Ce qui signifie, dans l'hypothèse d'une ouverture forcée des systèmes politiques et en l'absence d'une réelle relève démocratique,  que la réforme proposée pourrait bien, soit déboucher sur une « démocratisation cosmétique » ou un « autoritarisme pluraliste », soit  comme le craignent  bon nombre d'observateurs,  relayant des discours officiels Arabes, sur une « algérianisation  inévitable des sociétés arabes en cas d'ouverture politique précipitée » (déclaration de Hosni Moubarak, mai 2004)

V. Positions Européennes

Ainsi, les objections « arabes » au projet GMO sont légion .

Les pays de l'UE, eux-mêmes, se sont montrés circonspects quant aux fonctions réelles du concept GMO ou à son champ d'application géographique, voire rétifs à s'associer à un projet qui puise sa source dans une sorte de « destinée manifeste » (manifest destiny) dont l'Amérique se sentirait à nouveau investie.  Dans une interview récente , l'ex-Ministre français des Affaires Etrangères Dominique de Villepin, reflétait assez bien la position européenne : « la très grande majorité des peuples de la planète soit vivent en démocratie, soit sont engagés dans un processus d'ouverture de leur société .c'est pourquoi la démocratie ne saurait être garantie par un simple changement de dirigeants politiques et encore moins dictée de l'extérieur d'autant qu'il n'y a pas un modèle unique et que tous les pays ne peuvent avancer au même rythme » (Politique Internationale, 2004).

C'est d'ailleurs sous la pression des pays européens que le « GMO » avait été rebaptisé lors du sommet du G8, « Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-orient élargi et l'Afrique du Nord ».

Le texte de la nouvelle initiative insiste sur le fait que la réforme souhaitée « ne doit nullement être imposée de l'extérieur » et devrait être impulsée de la région elle-même.  De plus, il souligne la spécificité de chaque pays tout en ajoutant que cette spécificité ne doit pas constituer un obstacle pour la réforme.

Les Européens avaient protesté contre l'appelation « Grand » Moyen-Orient qui rappelait trop le projet hitlérien de la « Grande Allemagne », mais aussi le projet de Milosevic de « Grande Serbie » ou celui des extrémistes israéliens de « Grand Israël » ( Al-Hayat, 11 juin 2004).

Les Européens ont obtenus qu'un long paragraphe sur le conflit israélo-palestinien figure dans la Déclaration adoptée : « Notre action en faveur de la région ira de pair  avec un soutien à un règlement juste, global et durable du conflit israélo-arabe ».  La Déclaration finale fait même mention à la « feuille de route ».

Sur un autre plan, la nouvelle version du document fait aussi de la question de la réforme une affaire de « choix personnel » s'accompagnant d'incitations d'ordre politique, financier et commercial.

Ainsi la nouvelle « mouture » du projet  témoigne du l'influence des idées européennes elles-mêmes influencées par les réactions officielles arabes.  Mais qu'en est-il des réactions des médias européens ?  En attendant une analyse plus fouillée, l'on peut identifier trois opinions contrastées :

1.      celle qui taxe le projet de « nouvel impérialisme culturel », une sorte de « messianisme sans messie » ;

2.      celle qui au contraire croit dans la théorie du « domino démocratique » et prône de bousculer 'le statu quo » qui n'est plus tenable ;

3.      et enfin celle proche des positions officielles, qui est convaincue que la réforme doit émaner de l'intérieur des société, être assumée par les populations elles-mêmes, que le processus doit être graduel, soutenu par des conditionnalités positives « à l'aide » articulées au respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Mais globalement et quelle que soit l'école de pensée à laquelle on appartienne, un consensus se dégage quant à l'urgence de vider la région des abcès de fixation tels que le conflit israélo-arabe, si on veut donner une réelle substance au processus de réforme préconisé.

VI. Ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain :

La virulence des critiques arabes à l'égard de l'initiative américaine du GMO ne doit pas induire en erreur : parmi la centaine d'éditoriaux et d'articles d'opinions que j'ai pu parcourir dans différents journaux et revues arabes en 2004, je n'ai pas trouvé un seul éditorial ou article farouchement opposé à la « réforme »  des institutions étatiques arabes, voire au changement même des « régimes » actuels qualifiés tantôt de répressifs, tantôt de liberticides, tantôt de dictatoriaux.

Certes, comme il a été déjà  signalé dans ce texte, les auteurs ne font pas mystère de leur opposition à l'initiative des Etats-Unis « qui se targuent d'un discours démocratique pour mieux dissimuler leur projet de domination qui n'a rien à voir avec le progrès du monde arabe et la construction de son avenir » (Bourhan Ghalioun : »Le Moyen-Orient au bord de l'implosion » in Les défis du Monde Arabe, op.cit. 2004, p. 202)

Certains lui reprochent de « fondre la réalité arabe dans une identité plus large. » (El FAQI Mustapha : « Le Moyen-orient et la sortie du texte » in Al-Hayat, 17/7/2004)   Beaucoup estiment que le GMO est un moyen supplémentaire d'affirmer la domination israélo-américaine sur le Moyen-Orient et d'évincer les puissances européennes, la Russie, la Chine et le Japon (El Sayed Hussein Adnan : « L'arabisme face au défi du projet du GMO » Al-Hayat 18/04/2004)

Mais au-delà de ces critiques, qui  révèlent davantage des positions anti-américaines que des positions anti-réforme, il y a un consensus quant au primat de la démocratie et l'urgence de la réforme.  Les seules nuances portent sur la méthode, le rythme et la nature de cette réforme.

Mais tous les commentateurs arabes insistent sur le fait que le « temps » du changement à commencé.  Nul prétexte ne peut être invoqué pour en retarder l' avènement.  Ni le risque de l'arrivée au pouvoir des Islamistes, épouvantail classique agité par les pouvoirs en place mais qui est largement exagéré.  Ni la priorité accordée à la solution du conflit israélo-palestinien car la réforme politique ne doit pas être « prise en otage » par les conflits régionaux, idée défendue par le Prince Hassan Bin Talal pour lequel le règlement des conflits  dépend des réformes politiques et vice-versa ( Hassan Bin Talal: « L'initiative du Grand Moyen-Orient » in Al-Hayat, 10/06/2004).  Ni à fortiori, le risque de « perversion » du statu quo régional, trop commodément soutenu, mais qui s'est avéré être « l'incubateur » de graves dysfonctionnements.

Ainsi,  la« réforme » s'est imposée à l'attention de tous. Mais les débats  arabes sur la question démocratique ne datent pas d'hier ; ils étaient  devenus particulièrement virulents depuis les années 7O , même s'ils n'avaient pas débouché sur de réelles percées démocratiques au niveau des Etats (Bichara Khader : Etat ,société civile et démocratie dans le monde arabo -musulman »,in Mediterranean Journal of Human Rights, vol.1,no.3 ,1997 ,pp.33-68). Ces débats accompagnaient l'érosion constatée  des différentes formes de légitimations utilisées par les régimes en place ,notamment les légitimations restauratrices, (celles utilisées par les Pères Historiques  comme Bourguiba)ou distributives (celles utilisées par les pays rentiers qui achetaient des fidélités par la distribution de la rente)et religieuses(celles qui reposaient sur l'arbre généalogique des différentes dynasties).

Ce n'est donc  pas l'Amérique qui a enclenché le débat mais elle l'a rendu plus «acceptable » par les pouvoirs publics.  D'ailleurs, ceux-ci, très opportunistes, se sont emparés du projet de réforme et  s'en sont faits  les champions, en mettant la question à l'ordre du jour lors du Sommet Arabe,de Tunis, en mai 2004.  Mais  ils se sont bien gardés de faire leurs les recommandations figurant dans la Déclaration d'Alexandrie, diffusée à l'issue de la conférence organisée  par les ONG arabes « Les questions de la réforme arabe : la vision et l'application » (12-14 mars 2004) et qui dresse un véritable catalogue des réformes à entreprendre par les pays arabes pour sortir du « malheur arabe » (cfr. Samir Kassir : considérations sur le malheur arabe, Actes-Sud, Sindbad, Paris 2004).


Conclusions

Le projet initial américain de GMO a subi des retouches importantes entre le moment de son lancement et le sommet de l'Otan à Istanbul ( juin 2004).  Dans sa version finale, le projet a été ramené à de plus modestes proportions et a perdu son caractère prescriptif.  Le modèle de la démocratie imposée de l'extérieur est remplacé par celui, plus rassurant, de partenariat.  L'action de l'Europe en Méditerranée et dans le Monde Arabe et son rôle de « conciliateur  en raison de la proximité, de l'expérience et du poids économique » ont été clairement reconnus.

Ainsi, l'Europe peut se vanter d'avoir infléchi le dogmatisme américain.  Elle a pu le faire sous l'impulsion des idées émises par les ministres français et allemand des Affaires Etrangères mais aussi des pressions discrètes des pays arabes et des critiques des intellectuels arabes.  Ceux-ci sont très nombreux à rejeter ce « télé-évangélisme d'un genre nouveau » mais sont unanimes à rappeler l'urgence de la réforme qui ne peut plus être repoussée sous de fallacieux prétextes.  Certains, comme Abdul Monem Saïd, de l'Institut d'Etudes Stratégiques d'Al Ahram, vont jusqu'à dénoncer le fait que « les droits du citoyen arabe demeurent suspendus au mur palestinien »(in Al-Ahram al arabi, 2 mars 2004) ou prisonniers d'une sorte de « culture du conflit avec autrui » (Al-Ansari, abdul Hamid in Al-Sharq al-Awsat, le 17 mars 2004) ou « des théories de la conspiration ».

Mais tous reconnaissent, à l'instar de Samir Kassir, que « pour sortir du malheur, il faudrait que les Arabes le fassent eux-mêmes » (op.cit. p.89) et acceptent l'idée que les valeurs démocratiques ne sont ni un patrimoine européen ou américain, mais un patrimoine de l'humanité.

 Ce bref survol révèle combien le GMO a constitué un « électrochoc  positif » permettant de prendre conscience de la nécessité de réformer.  En effet, rarement un thème comme celui de l' « Islah » (réforme) n'a mobilisé autant les intellectuels arabes.  Le débat qu'il a suscité atteste la diversité des positions et la liberté du ton.  Si la méfiance des Etats-Unis constitue une attitude largement partagée, la soi-disant haine de l'Amérique est absente des commentaires. En réalité ,ce qui fait problème pour  beaucoup d'intellectuels arabes, c'est la « sincérité » des Etats-Unis et leur « capacité » d'aller jusqu'au bout de leurs engagements.  Certains se demandent d'ailleurs si ce « projet de réforme » n'est pas finalement destiné davantage à protéger les « régimes pro-américains » en les amenant à lâcher du lest pour désamorcer à temps la colère populaire qui couve.  L'hypothèse mériterait réflexion.

Mais là où aucun doute ne semble planer, c'est  que les intellectuels arabes et les sociétés arabes dans leur ensemble  ont   soif de démocratie tout en reconnaissant que les réformes sont un processus et un cheminement  et en tant que tels requièrent du temps .Ici c'est bien le    rythme des « réformes » qui est pointé.

D'abord  soif de démocratie conçue  comme la liberté vécue ensemble, et la perception qu'ont les citoyens  de vivre dans un espace  où ils peuvent jouer un rôle qu'il s'agisse de définir les finalités propres à la Communauté Internationale ou de choisir leurs préférences  collectives .bref la possibilité  pour tout citoyen de participer à la définition de son propre avenir (Bernard Chazette : in France-Pays-Arabes ,mai 2004 .p.16).

Ensuite le rythme des réformes , c'est-à-dire  la nécessité de ne pas brusquer les choses, de donner du temps au temps  .La démocratisation ne se décrète pas, elle se construit  comme un processus .Et pour qu'elle puisse fleurir et se consolider , il lui faut un temps d'incubation  avant de s'incruster    et être entièrement assumée par la société .Chercher ,dans la hâte, à implanter une démocratie en l'absence de démocrates rompus aux techniques démocratiques et imprégnés de culture démocratique, est la recette assurée de l'échec .Il ne faut tout de même pas oublier que  cinquante ou  même soixante années de régime autoritaire ont totalement bloqué  et déstructuré les sociétés de la région arabe (Philippe  Droz-Vincent :Moyen-Orient :pouvoirs autoritaires,sociétés bloquées, PUF ,Paris, 2004)

.  Ce raisonnement ne manque pas de pertinence. Certes on pourrait invoquer le cas des régimes communistes de l'Europe de l'Est  pour l' invalider .En effet, les régimes communistes de l'Europe de l'Est n'avaient-ils pas produit les mêmes effets sur leurs sociétés ?   Et  que voit-on aujourd'hui ?  Des pays qui ont forcé le destin pour se transformer « radicalement » et cela en si peu de temps . L'argument est recevable sauf  que l'effet d'annonce de l'adhésion leur avait servi de magnifique éperon pour presser le pas.  Rappelons que  les Etats européens de l'UE n'avaient   épargné aucun effort pour prodiguer finances et conseils. 

C'est dire  combien le Monde Arabe a aussi besoin de « signaux politiques » clairs , autres que les discours ronronnants sur « l'anneau des amis »(ring of friends) ou même «  la politique de proximité » , par exemple : multiplier les actions concrètes conjointes au niveau des entreprises, des centres de recherches, des universités, des écoles et des arts et des médias,  susciter des jumelages à tous les niveaux en commençant par les  régions ,les villes et les municipalités ,élever le niveau du partenariat, tendre la main aux forces démocratiques  pour accompagner la modernisation économique par une modernisation politique « afin d'inscrire la transformation dans la durée » comme le stipule d'ailleurs la  Déclaration d'Istanbul, des Chefs d'Etat et de Gouvernements,( 28 juin  2004).

                     Prof.Bichara Khader

                     Université Catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve)


( torna su )








la tua pubblicità su
SICILY NETWORK

Cookie Policy